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La misère des villes

Mon nom est Nady. Les gens de mon quartier m’appellent Nad. Familiarité oblige. Je ne suis pas née dans cette ville. J’y suis venue par hasard comme beaucoup d’autres. Mes parents, mes grands-parents et mes arrières grands-parents sont aussi des gens de l’autre côté et non d’ici. J’y suis venue à l’âge de quatre ans pour apprendre à faire les premiers pas débouchant sur le chemin de l’école.

J’habitais avec mon père au centre-ville dans une vieille maison à l’avenue de la République. Ma mère avait élu domicile dans un vieux trou noir tout près du marché de la place Carl Brouard. Sage dans son coin mais toujours vivante dans ma pensée. Dans mes gestes. Et aussi dans ma peau. Papa et moi, nous évoquions souvent des souvenirs d’elle. Elle qui fut toute sa vie une mère merveilleuse malgré son caractère dur. Ravissante avec ses cheveux crépus en forme d’élastique. Et ses yeux qui exprimaient les douleurs de la vie et l’espoir du lendemain courbé.

D’après mon père, toute ville a des rues. Et ces rues forment des petites ou des grandes villes. Par rapport à d’autres villes, il est dit que la nôtre est très précaire. C’est un chaos. Une pagaille. Un tohu-bohu. Un espace mal construit habité par des truands. Des incompétents et des pauvres. Des politiciens véreux et des philosophes en marge. D’aucuns soutiennent aussi qu’une ville est synonyme de chez soi. De propreté et de bien-être. La nôtre est le réceptacle de l’insalubrité. Exposée à toutes sortes de dangers. Je l’aime malgré tout. Malgré moi et malgré eux.

J’ai habité cette ville depuis plus de vingt ans. Elle a connu des moments difficiles. De la misère. Des coups d’État sanglants. Des élections frauduleuses. Des prises de pouvoir dans le sang ou sur contrat avec les invisibles. Des attentats. Un matin, je les ai vus incendier ma ville. Je l’ai vue coucher avec des tas de gens et tout ce qu’elle possède ou pas, ce mardi 12. J’ai vu ces gens pleurer sous les décombres.

Impuissante, j‘ai assisté à la mort de tant d’amis et de camarades que j’aimais. Et qui hantent mes rêves tous les soirs. Eux qui voulaient travailler pour changer la face du monde. Emportés pour ne plus revenir. Je sens encore leur présence dans la poussière grise du matin. Hier encore, j’ai assisté à la destruction de cette ville par des bulldozers, des tracteurs, des marteaux-piqueurs. Le mot d’ordre  était : vider les lieux. Tant pis pour nos souvenirs. Merde à nos mémoires.    

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On dit qu’elle n’était pas belle. Non pas belle. Mais je l’aimais quand même. Parce qu’elle est mienne. Je la sens encore dans l’air que je respire. Dans le vent qui flotte au loin. Dans les yeux de chacun des résidents qui habitent ce lieu de désespoir.

Ma grand-mère répétait souvent que la vie était difficile mais il y avait à manger pour tout le monde.

Ma grand-mère Tata me raconta qu’en son temps, la ville était propre. Même si on vivait dans la peur. À cause des hommes qui portaient les lunettes noires. Elle m’a souvent conté l’histoire de cette prison située non loin du littoral où l’on emmenait les kamoken purgé leur insolence à l’endroit du chef suprême. N’est-il pas dit qu’un matin, on y a emmené Compère Soleil et qu’il n’est pas revenu ?

Mon grand-père y a laissé sa peau. Grand-mère l’évoquait toujours avec des grains de douleur dans sa voix. Elle croyait en la justice de Dieu qui est parfois trop lente. Mais elle attendait quand même. Malgré, toutes ses douleurs à répétition, elle aime cette ville du temps longtemps. Elle répétait souvent que la vie était difficile mais il y avait à manger pour tout le monde.

J’avais quatre ans quand mon père s’est décidé à m’envoyer à l’école. À quelques mètres de la maison. Il suffisait de faire un saut pour y arriver. C’est là que j’ai appris à lire et à écrire les mots qui ont toujours déclenché la peur chez moi. Coup d’État, dictature, dechoukaj, tremblement de terre. Ces mots qui ont causé tant de maux à cette ville. Que de misères et de morts dans ma ville !

Mirline PIERRE

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Commentaires

Roosevelt Boncoeur
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Rédaction limpide et Claire. Des coups de marteaux sur les dédris de nos souvenirs. La mémoire d'un lieu connu. Félicitatioms!

Mirline PIERRE
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Merci Roosevelt!!!